Dans l’univers professionnel, l’accompagnement des personnalités difficiles est souvent perçues comme une mission impossible sur fond d’obstacles insurmontables à la dynamique d’équipe. Pourtant, les récentes évolutions des classifications psychopathologiques proposent une lecture plus nuancée et constructive. À commencer par la CIM-11, qui adopte officiellement un modèle dimensionnel : un seul trouble de la personnalité, à moduler selon la sévérité et les traits dominants. Le DSM-5, quant à lui, conserve les catégories classiques, mais propose dans sa section III un modèle alternatif, lui aussi dimensionnel, à visée exploratoire. Ainsi, les deux systèmes convergent vers une même orientation, mais avec un niveau d’engagement différent.
Ce changement ouvre une voie nouvelle : accompagner une personnalité difficile ne revient plus à corriger une pathologie figée, mais à activer un potentiel d’adaptation. S’appuyer sur les niveaux de sévérité et les styles de traits permet une compréhension plus fine et un accompagnement ciblé. Pour les managers et les professionnels RH, ce changement de paradigme est un levier stratégique majeur (Krueger & Markon, 2014).
Accompagner une personnalité difficile, ce n’est plus chercher à corriger un fonctionnement rigide perçu comme figé : c’est aider à activer un potentiel adaptatif en s’appuyant sur les niveaux de sévérité et les traits dominants. Ce changement de paradigme est un levier stratégique pour les managers et les professionnels RH.
Comprendre les racines des comportements difficiles
Dans les anciens modèles catégoriels (DSM-IV, CIM-10), les troubles de la personnalité étaient définis par des catégories diagnostiques rigides. Chaque catégorie regroupait un ensemble de traits de personnalité (ex : colère, rejet de l’autorité, impulsivité) associés à un “type” comme le narcissique, le borderline, l’antisocial… Mais en pratique, ces traits coexistaient rarement de manière pure et étaient difficiles à traiter simultanément. Résultat : il devenait complexe de proposer un accompagnement ciblé, car les actions menées ne tenaient pas toujours compte des fonctions réellement altérées.
Exemple concret : un collaborateur “catalogué narcissique” pouvait cumuler des difficultés de reconnaissance émotionnelle (empathie réduite) et de gestion de la frustration (réactions disproportionnées face aux refus ou aux critiques, allant de la colère au repli, voire à la tentative de déstabilisation de l’équipe).
En intervention, travailler uniquement sur l’ego ou la communication n’apportait que peu de résultats si l’impulsivité et la sensibilité au rejet n’étaient pas prises en compte.
Les comportements perturbateurs – colère, manipulation, retrait, dévalorisation – sont souvent l’expression de dysfonctionnements fondamentaux (Fonagy & Bateman, 2006) :
- Difficulté à maintenir une identité stable.
- Instabilité émotionnelle chronique.
- Capacité d’attachement insécurisée.
- Faible régulation des impulsions et de l’agressivité.
La CIM-11 incite à ne plus cataloguer ces profils sous une étiquette unique, mais à évaluer leur fonctionnement global et à identifier les styles de traits prédominants.
Comprendre ces racines est une première étape. Mais comment les traduire concrètement dans un diagnostic et une action d’accompagnement ? C’est là que le modèle de la CIM-11 offre un cadre opérant.
Une nouvelle méthodologie pour un accompagnement sur-mesure
Pour transformer un profil difficile en levier de performance, il est essentiel de suivre une démarche en trois étapes :
- Évaluer la sévérité du trouble :
- Léger : la personne est fonctionnelle, mais présente des rigidités ou des maladresses fréquentes (ex : tendance à interrompre, difficulté à accepter la critique, oubli régulier des effets de ses propos).
- Modéré : les difficultés altèrent de manière significative les relations au travail (ex : conflits répétés, isolement croissant, réactions émotionnelles démesurées).
- Sévère : le comportement devient dysfonctionnel ou dangereux (ex : manipulation, agressivité verbale ou physique, sabotage, harcèlement passif ou actif).
- Identifier les traits dominants :
- Dissocialité (du terme anglais dissociality, utilisé dans la CIM-11) correspond à ce que l’on appelle plus couramment, en français, des traits antisociaux. Ce domaine regroupe :
- un manque d’empathie,
- une tendance à exploiter ou manipuler autrui,
- le mépris des règles sociales ou morales,
- une indifférence aux conséquences de ses actes.
Exemple : un cadre qui impose ses vues sans écouter, contourne les règles pour atteindre ses objectifs, et méprise les effets de ses décisions sur les autres.
- Détachement (du terme anglais detachment, utilisé également dans la CIM-11) désigne une tendance à :
- se couper des relations sociales,
- manifester une froideur affective,
- éviter l’engagement émotionnel,
- afficher une indifférence au contact social.
Exemple : un expert très compétent qui reste fermé aux interactions, fuit le collectif, et agit en électron libre.
- Affectivité négative (traduction directe de negative affectivity, en CIM-11) regroupe :
- une sensibilité accrue à l’anxiété,
- une réactivité émotionnelle excessive,
- une tendance à la culpabilité, la colère ou l’instabilité affective.
Exemple : une collaboratrice très impliquée mais anxieuse, hyper-réactive émotionnellement, et facilement en crise.
- Désinhibition (également directement repris de disinhibition en anglais) fait référence à :
- une impulsivité importante,
- une difficulté à planifier ou contrôler ses actions,
- une tendance à rechercher des sensations fortes sans en mesurer les conséquences.
Exemple : un manager charismatique mais impulsif, qui prend des décisions à chaud et oublie les suivis.
- Anankastie (issu de anankastia, terme de la CIM-11) représente :
- une rigidité excessive,
- un perfectionnisme extrême,
- un besoin compulsif de contrôle sur soi et sur autrui.
Exemple : un contrôleur de gestion rigide, obsédé par les normes, qui bloque tout changement et refuse l’imperfection.
- Dissocialité (du terme anglais dissociality, utilisé dans la CIM-11) correspond à ce que l’on appelle plus couramment, en français, des traits antisociaux. Ce domaine regroupe :
- Adapter l’accompagnement :
- Coaching spécifique : pour travailler la flexibilité comportementale sur des traits comme l’anankastie.
Exemple : un coaching sur la tolérance à l’incertitude pour un contrôleur excessivement rigide. - Accompagnement en gestion émotionnelle : pour moduler l’affectivité négative.
Exemple : mise en place de techniques de pleine conscience et d’auto-régulation émotionnelle pour une collaboratrice hyper-réactive. - Recours à la psychothérapie spécialisée : pour les cas sévères de dissocialité ou de désinhibition.
Exemple : thérapie comportementale dialectique pour un manager impulsif présentant des comportements à risque.
- Coaching spécifique : pour travailler la flexibilité comportementale sur des traits comme l’anankastie.
Ce travail sur-mesure permet de sortir d’une approche punitive ou stéréotypée pour aller vers une dynamique de responsabilisation et de progression.
Identifier les traits ne suffit pas. Encore faut-il changer notre posture d’accompagnement. Voici comment ce changement de regard se traduit concrètement dans le quotidien professionnel.
Transformer le risque en levier de croissance
Lorsqu’ils sont stabilisés, les profils difficiles déploient souvent des compétences précieuses pour l’organisation :
- Les anciens profils narcissiques peuvent devenir des moteurs d’ambition collective.
- Les profils borderline stabilisés sont capables d’une empathie fine et réaliste.
Le passage d’une approche catégorielle figée à une lecture dimensionnelle dynamique, amorcé par la CIM-11, se traduit concrètement par une nouvelle manière d’interpréter et d’accompagner les comportements difficiles.
Pour illustrer ce changement de paradigme, voici quelques mini-situations comparant l’ancienne logique à la nouvelle :
- Avant (vision rigide) : “Claire est narcissique. Elle veut tout contrôler, elle écrase les autres.”
Après (vision dimensionnelle CIM-11) : “Claire présente des traits dissociaux et anankastiques modérés. Nous travaillons son besoin de reconnaissance et son perfectionnisme pour renforcer ses compétences collaboratives.” - Avant : “Karim est imprévisible, limite bipolaire.”
Après : “Karim présente une affectivité négative élevée et un trouble modéré. Nous stabilisons ses émotions en introduisant des outils de régulation et des points d’ancrage dans l’équipe.” - Avant : “Hugo est ingérable, il sabote tout.”
Après : “Hugo combine des traits désinhibés et dissociaux sévères. Un travail en collaboration avec la cellule psychosociale est engagé pour sécuriser l’environnement et canaliser ses énergies.”
Ces exemples illustrent la façon dont la nouvelle approche dimensionnelle permet de passer d’une étiquette simpliste à une analyse fonctionnelle fine, ouvrant la voie à des interventions plus ciblées et évolutives.
Comme le souligne Millon et al. (2004), les traits de personnalité, loin d’être figés, peuvent évoluer en compétences adaptatives si l’accompagnement cible les bonnes dimensions du fonctionnement psychologique. Il s’agit d’aider la personne à réguler ses émotions, à stabiliser son image de soi et à améliorer ses capacités relationnelles.
Conclusion
Accompagner les personnalités difficiles, à l’ère de la CIM-11 et des approches dimensionnelles, ne consiste plus à corriger un trouble figé, mais à développer les capacités adaptatives et relationnelles de chacun. Les organisations qui adoptent cette vision peuvent transformer des risques en ressources, des tensions en moteurs de créativité et de résilience.”
Comprendre, évaluer, accompagner : trois clés pour révéler le potentiel caché derrière les personnalités difficiles.
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Vous voulez mieux comprendre l’origine de ces approches et les fondements du modèle CIM-11 ?
Nous vous recommandons la lecture du premier volet :
De l’étiquette au sur-mesure : comment l’évolution des classifications change notre regard sur les personnalités difficiles
Cet article vous donnera les clés pour comprendre le passage d’un modèle rigide à une lecture dimensionnelle, et poser un socle de réflexion commun entre les acteurs RH, managers et spécialistes de la psychologie du travail.
La lecture de l’article Management des travailleurs en situation de handicap psychique peut également vous intéresser.
Sources
- Krueger, R. F., & Markon, K. E. (2014). The role of the DSM-5 personality trait model in moving toward a quantitative and empirically based approach to classifying personality and psychopathology. Annual Review of Clinical Psychology, 10, 477–501.
- Fonagy, P., & Bateman, A. (2006). Mechanisms of change in mentalization-based treatment of BPD. Journal of Clinical Psychology, 62(4), 411–430.
- Millon, T., Grossman, S., Millon, C., Meagher, S., & Ramnath, R. (2004). Personality Disorders in Modern Life (2ᵉ éd.). Hoboken, NJ : John Wiley & Sons.
Questions-réponses
Comment savoir si un profil difficile relève d’un accompagnement RH ou d’une prise en charge clinique ?
C’est la gravité du fonctionnement qui fait la différence. Plus les impacts sont marqués (isolement, conflits récurrents, comportements destructeurs), plus un relais clinique est pertinent.
Le coaching est-il utile pour les personnalités difficiles ?
Oui, surtout pour les profils avec un fonctionnement perturbé mais encore souple (niveau léger). Il peut être centré sur la flexibilité, l’écoute ou la gestion de l’impact relationnel.
Faut-il prévenir la personne qu’on la considère comme “difficile” ?
Pas sous cette forme. Il est plus constructif de parler de difficultés observées, d’impacts sur l’environnement, et d’ouvrir un espace de progression personnalisé.
Que faire si un collaborateur refuse tout accompagnement ?
Clarifier les attentes, poser un cadre sur les comportements attendus et s’appuyer sur des observations factuelles. Le changement peut parfois venir par la posture managériale avant toute démarche formelle.
Peut-on vraiment faire évoluer une personnalité difficile ?
Oui, à condition d’accompagner la personne sur ses capacités d’adaptation, sa régulation émotionnelle et sa posture relationnelle — plutôt que d’essayer de “changer qui elle est”.