Summary
Pendant longtemps, les collaborateurs difficiles étaient catalogués sous des étiquettes rigides : "narcissique", "paranoïaque", "borderline"... Aujourd’hui, l’évolution des classifications internationales — notamment la CIM-11 — propose une lecture plus nuancée, centrée sur le degré de sévérité et les traits dominants. Ce changement de paradigme ouvre la voie à une gestion plus fine, empathique et efficace des profils complexes en entreprise. Managers, il est temps de sortir des cases.
Introduction
La gestion des personnalités difficiles, en entreprise comme en psychologie clinique, a longtemps reposé sur des diagnostics fondés sur des catégories figées : borderline, paranoïaque, narcissique… Ce modèle, ancré dans la CIM-10 et le DSM-IV, segmentait les individus en types de personnalité, réduisant la complexité humaine à des étiquettes souvent stigmatisantes et peu exploitables en milieu professionnel.
Depuis quelques années, un changement majeur s’opère. Les deux référentiels internationaux, la CIM-11 et le DSM-5 (dans sa section alternative), proposent une approche dimensionnelle : on n’analyse plus uniquement “ce que la personne est”, mais comment elle fonctionne au quotidien, avec quel degré de difficulté, et selon quels styles de traits dominants. Cette approche favorise une lecture plus nuancée, mieux adaptée à la complexité des relations humaines en milieu de travail. Si les deux approches convergent vers une meilleure prise en compte de la complexité humaine, leur niveau d’engagement diffère, la CIM-11 ayant institutionnalisé cette évolution avant le DSM.
Pour les managers et les professionnels RH, cette mutation n’est pas théorique : elle offre une grille de lecture pratique pour comprendre, analyser et mieux accompagner les profils dits “compliqués” ou “rigides”. Elle transforme la manière de détecter les signaux faibles, de structurer un accompagnement, et d’intervenir sans stigmatiser.
Ce que change la logique dimensionnelle : du classement à la compréhension fonctionnelle
L’approche dimensionnelle, introduite de façon centrale par la CIM-11 (OMS, 2022), bouleverse les anciennes logiques de diagnostic et donc la perception des personnalités difficiles en entreprise. Elle repose sur trois axes clés :
- La présence d’un trouble de la personnalité repose sur l’observation de dysfonctionnements persistants dans au moins deux domaines :
- Identité : difficulté à maintenir une image cohérente de soi, oscillation entre sentiments de grandiosité et de dévalorisation, instabilité des valeurs ou de la direction personnelle.
- Relations interpersonnelles : difficultés marquées à entrer en relation ou à maintenir des relations stables, tendance à l’isolement, au conflit chronique ou à la dépendance.
- Régulation émotionnelle : impulsivité, réactivité émotionnelle intense, difficulté à tolérer les frustrations, tendance à l’explosion ou au repli.
- Le niveau de sévérité est ensuite estimé selon l’impact de ces dysfonctionnements :
- Léger : les difficultés sont perceptibles, mais la personne conserve une autonomie adaptative suffisante. Les tensions restent localisées et gérables dans le cadre professionnel.
- Modéré : les perturbations affectent durablement la vie professionnelle et relationnelle, avec des ruptures de communication ou des conflits réguliers.
- Sévère : le fonctionnement est globalement altéré, avec un risque d’isolement, d’agir destructeur ou de comportements antisociaux.
- Les styles de traits dominants permettent d’affiner le profil. La CIM-11 en identifie cinq principaux (avec un sixième optionnel) :
- Dissocialité (dissociality) : tendance à la manipulation, au mépris des règles sociales, à l’indifférence à l’égard d’autrui.
- Détachement (detachment) : froideur affective, retrait social, peu de plaisir à interagir, absence d’engagement relationnel.
- Affectivité négative (negative affectivity) : anxiété, instabilité émotionnelle, colère chronique, ruminations.
- Désinhibition (disinhibition) : impulsivité, recherche de gratification immédiate, imprudence, difficulté à planifier ou se contrôler.
- Anankastie (anankastia) : perfectionnisme rigide, besoin excessif d’ordre, de contrôle, et intolérance à l’imprévu.
- Traits borderline (optionnel) : instabilité affective majeure, peurs d’abandon, comportements auto-dommageables.
Ce cadre offre aux professionnels un langage commun pour décrire des difficultés sans les figer. Il permet de penser en termes de degrés de fonctionnement et de dynamique relationnelle, plutôt qu’en termes de “types de personnalités”. C’est un changement radical dans la manière d’évaluer, mais surtout de réagir face à un profil difficile.
Pourquoi cela change tout en entreprise
Dans l’univers professionnel, où les interactions humaines sont au cœur de la performance collective, la compréhension des personnalités dites “difficiles” ne peut plus se limiter à des jugements rapides ni à des étiquettes empruntées au langage médical. Évaluer un collaborateur à travers des catégories cliniques largement passées dans l’usage courant — comme “narcissique” ou “borderline” — comporte deux risques majeurs : d’une part, la stigmatisation, qui fige la personne dans un rôle ; d’autre part, l’erreur d’analyse, qui empêche de cerner ce qui, concrètement, entrave le fonctionnement professionnel.
La logique portée par la CIM-11 permet de sortir de ce double piège. Elle invite à formuler une lecture plus fine, articulée autour de trois questions-clés :
- Y a-t-il un trouble durable ou une difficulté contextuelle ? Certaines tensions sont le fruit d’un stress aigu, d’un conflit ponctuel ou d’une mauvaise adéquation poste/personne. D’autres relèvent de dysfonctionnements stables, qui impactent l’identité professionnelle ou la régulation émotionnelle de manière récurrente.
- Quelle est la gravité du trouble ? La sévérité détermine le type d’intervention mobilisable : faut-il réaménager le poste, proposer un accompagnement RH renforcé, ou engager un relais clinique ? Un trouble léger peut être traité en interne. Un trouble modéré ou sévère nécessitera une coordination plus stratégique entre différents niveaux d’acteurs.
- Quels traits dominants structurent la relation ? Un collaborateur peut fonctionner sur un mode perfectionniste rigide, un autre sur un mode désinhibé ou hyperémotif. Ces dimensions orientent fortement le style de communication, les sources de tension, mais aussi les leviers de progression.
Dans cette logique, le manager n’a pas à poser un diagnostic médical, mais il peut s’appuyer sur une grille de lecture partagée avec les acteurs spécialisés (RH, psychologue du travail, médecin du travail). Comme le soulignent Bach et Simonsen (2021), c’est le niveau de fonctionnement global — et non l’étiquette — qui doit guider les choix d’intervention.
Ce changement de posture est essentiel pour adapter les outils d’évaluation, les dispositifs d’accompagnement et les arbitrages managériaux. Il ouvre la voie à une gestion plus stratégique, plus empathique et plus ajustée des comportements problématiques en milieu professionnel.
De la compréhension fine au pilotage personnalisé
Avec l’approche dimensionnelle portée par la CIM-11, il ne s’agit plus de poser une étiquette figée sur un collaborateur, mais de construire une lecture dynamique de son mode de fonctionnement. Cette lecture permet un accompagnement ciblé, proportionné à la réalité observée sur le terrain, et ajusté à la nature des difficultés rencontrées.
Trois principes peuvent guider ce pilotage :
- Adapter l’intervention au niveau de gravité : un fonctionnement perturbé mais encore souple (niveau léger) pourra être travaillé via du coaching managérial, de la supervision ou des formations ciblées (ex. : assertivité, gestion de conflit, communication constructive). À partir du niveau modéré, un accompagnement plus structuré s’impose, pouvant intégrer l’appui de professionnels de santé ou un dispositif de médiation renforcée. Pour un niveau sévère, la priorité est de protéger l’environnement tout en favorisant une prise en charge thérapeutique externe.
- S’appuyer sur les traits dominants pour affiner la posture d’accompagnement : face à un collaborateur perfectionniste (traits anankastiques), on favorisera une progression par paliers et la valorisation d’un droit à l’erreur. Face à un profil désinhibé, le cadre, la clarté et la stabilité des attentes seront essentiels. Ces styles influencent le type de contrat relationnel qu’il est possible de construire.
- Réévaluer régulièrement la situation : plutôt que de figer une personne dans un profil, il est plus efficace de suivre dans le temps l’évolution de son fonctionnement. Ce suivi s’appuie sur des observations concrètes : capacité à intégrer les feedbacks, gestion de la pression, relations dans l’équipe, progression des comportements ciblés.
Cette approche, fondée sur la compréhension des leviers adaptatifs plutôt que sur l’étiquetage, rejoint les travaux actuels sur les modèles dimensionnels de la psychopathologie (Bach & Simonsen, 2021). Elle permet aux professionnels RH, aux managers et aux équipes d’appui de sortir d’une logique d’exclusion ou de tolérance passive, pour entrer dans une logique d’accompagnement structurant, progressif et réaliste.
Conclusion
L’évolution de la classification des troubles de la personnalité vers un modèle dimensionnel et adaptatif ouvre une nouvelle ère dans la compréhension et la gestion des personnalités difficiles. Managers, professionnels RH et consultants doivent s’approprier ces outils pour ne plus penser en termes d’étiquettes rigides, mais en termes de degré de fonctionnement, de traits émotionnels et de capacités adaptatives.
Sortir de l’étiquette, c’est entrer dans une dynamique de transformation. C’est aussi à ce prix que l’entreprise peut réellement libérer les talents, même chez les profils les plus complexes.
Vous souhaitez aller plus loin et traduire ces principes dans la pratique du management ou de l’accompagnement RH ?
Découvrez notre second article : Personnalités difficiles : de la pathologie au potentiel.
Comment transformer ces profils en levier de développement ? Quels outils concrets mobiliser en fonction des traits et de la gravité ? Ce second volet explore les méthodes d’accompagnement individualisé, illustrées par des situations réelles en entreprise.
Sources
- Organisation mondiale de la santé. (2022). CIM-11 : Classification internationale des maladies, 11ᵉ édition – Troubles mentaux, comportementaux et neurodéveloppementaux : descriptions cliniques et directives diagnostiques. Genève : OMS.
- Hopwood, C. J., Kotov, R., Krueger, R. F., Watson, D., Widiger, T. A., & Althoff, R. R. (2018). The time has come for dimensional personality disorder diagnosis. Personality and Mental Health, 12(1), 82–86.
- Bach, B., & Simonsen, S. (2021). How does level of personality functioning inform clinical management and treatment? Implications for ICD-11 classification of personality disorder severity. Current Opinion in Psychiatry, 34(1), 54–63.
Questions-réponses
Pourquoi abandonner les typologies classiques comme “narcissique” ou “borderline” ?
Parce qu’elles figent la personne dans une étiquette rigide et souvent stigmatisante. Le modèle dimensionnel permet une lecture plus nuancée et dynamique du fonctionnement.
En quoi le modèle de la CIM-11 est-il différent de celui du DSM-5 ?
La CIM-11 a officiellement adopté l’approche dimensionnelle. Le DSM-5 propose un modèle similaire dans une section alternative, mais il n’est pas généralisé dans la pratique clinique.
Est-ce qu’on peut utiliser la grille CIM-11 sans être psychologue ou médecin ?
Oui, à condition de ne pas poser de diagnostic médical. Managers et RH peuvent s’en inspirer comme grille d’analyse pour ajuster leur posture et leurs interventions.
Comment repérer un niveau de sévérité sans formation clinique ?
En observant l’impact du fonctionnement sur le travail : autonomie, stabilité émotionnelle, qualité des relations et capacité à progresser avec les feedbacks.
Peut-on avoir plusieurs traits dominants ?
Oui. Une même personne peut présenter une combinaison de traits, par exemple des tendances perfectionnistes (anankastie) et une instabilité émotionnelle (affectivité négative).